Note d'intention
Que quelque chose advienne
C’est tendu.
Ni triste ni gai, ni sombre ni optimiste : tendu. Concentré sur l’instant, le truc qu’on voulait faire, dire, le truc qui se passe, là, maintenant. C’est maintenant.
C’est peint dans l’humeur, la tension, c’est peint dans le vif, le frais du trait, pour saisir cet élan sitôt vécu, déjà passé, évanoui.
Ces hommes et ces femmes sont dans une fête, il y a de la musique, non ? Les couleurs et les têtes penchées laissent entendre la musique, la nuit. Ils dansent. Ils déambulent. Ils quittent des lieux (Deux hommes 3) ou les découvrent (Découverte des feux). A moins qu’ils ne manifestent, ne protestent, dans les deux cas ils sont entourés de bruit et de cris, d’énergie (la série Han !). Parfois ils semblent au milieu du gué, au point de bascule d’une dispute, d’une discussion : on n’y arrive pas, on a beau crier on ne se dit rien, on ne s’entend pas (le fameux Meeting, mais aussi TV posture, Tête d’homme, Deux hommes, Costume, Costumes).
C’est l’instant, aussi, des concertations (série Délibéré, Délibéré mauve, Délibéré rouge) :
« - On y retourne ? - On se tire ! - Allez, on y va. ». Gestuelle d’une frénésie intense, puis tout à coup, de l’indécision.
L’instant est passé mais il reste la tension, prise dans les traits, les touches, les à-plats ; dans les visages résumés, les regards égarés. Comme on dépeint en peu de mots un suspens, une hésitation ou une acmé. Les couleurs ne sont pas des décors mais des auras, des lueurs, les éclats d’une minuscule puissance, d’une joie fugitive. Des couleurs pour crier HA !
Que sur la toile se tienne un homme seul ou un groupe, il est toujours, ils sont quand même, - seul(s). Les regards ne se croisent pas vraiment, au mieux l’un observe l’autre, l’un suit l’autre, ou les deux regardent la même chose. Côte à côte ou dans une confusion organisée, ce sont des réunions de solitudes.
On s’amuse, on bouge, on espère s’amuser, on se démène, on hésite, on fatigue.
Pourvu, à la fin, que quelque chose advienne.
Cécile Reyboz
La contenance
Chercher, prendre, perdre, reprendre contenance. C’est notre danse quotidienne, notre pas de deux, avec autrui comme avec soi-même. Tenir la posture comme on défendrait une opinion ou un cap, même si parfois on doute, on hésite, même si c’est moins sûr. Il faut tenir ; c’est noble, c’est heureux de tenir bon. C’est humain.
Le plus souvent on voit un ou deux hommes debout, occupés à rester campés, comme tous nous tâchons de le faire chaque jour, et c’est en soi une aventure. Même immobiles, même au sol, que la posture soit simple ou complexe, en équilibre ou pieds à terre, il s’agit de se maintenir. Le physique emporte le moral. Déterminés à exister, malgré l’incertitude de ce qui pourrait arriver.
Quand ils sont deux, ils s’empoignent, se portent ou s’évitent de justesse, dans un geste suspendu, perdu. Les poings cognent le vide, les torses s’évitent, basculent en arrière dans un salut inversé. Si tout porte à croire qu’ils se battent, cela ressemble étrangement à du secours : ils se soutiennent autant qu’ils s’affrontent.
Qu’ils se consolent ou se défient, en tout cas ils se parlent, ou du moins essaient. Ils dansent, croirait-on, chacun fixant un point au-dessus de l’épaule de l’autre, mais faire mine d’éviter l’autre, c’est encore lui parler et en tenir compte. Et cette seconde silhouette que la première toise, ignore ou bouscule, n’est peut-être qu’une autre part d’elle-même.
Sans aucun coup porté sauf à soi-même, ce sont bien des luttes, des corps à corps mentaux, entre besoin de s’avancer sur la grande scène, respect profond de nos servitudes, et insurmontable besoin d’expression libre, individuelle, autonome.
Deux facettes du même homme se battant dans la pénombre.
Cécile Reyboz
Gestuelle du Bardo
Le Bardo, selon la tradition tibétaine, est le lieu de transition entre la mort et la renaissance dans une nouvelle enveloppe charnelle. C’est un passage qui dure, où le temps est distordu, un glissement entre la vie et une hypothétique réincarnation.
Quelle différence, au fond, avec notre moment terrestre ? Ce long corridor dont nous percevons ou oublions les parois, au gré de nos combats et de nos quotidiens, de nos bonheurs furtifs ? Tunnel plus ou moins obscur qui relie la fin de l’enfance à la mort, où il nous faut séjourner, où il semble indispensable de s’activer, d’avancer. Par instants le corridor s’illumine et s’élargit, le plus souvent on ne le voit plus, on finit par l’ignorer, en intégrer ses proportions. Une bonne partie du temps, on attend, on guette. On se tient prêt au changement, au grand virage. On guette aussi un couloir parallèle, une contre-allée, y aurait-il une contre-allée au Bardo ?
Ces peintures peignent les postures, la gestuelle du Bardo d’ici et maintenant.
Le plus souvent c’est un homme debout, simplement occupé à se tenir debout, comme tous nous tâchons de le faire. Même immobile, ses bras disent son inquiétude, cette interrogation qu’il tourne et retourne, une concentration sur ce qui pourrait, ce qui devrait arriver. Son cou, ses coudes, quelque chose dans sa silhouette se décale, puis il soulève une jambe ou les deux bras, se tourne vers un autre, car il se peut qu’il y ait un autre homme, près de lui, qui lui ressemble ; cette présence n’est peut-être qu’une autre part de lui- même.
L’homme empoigne cet autre, le porte, l’étreint. Ils dansent ou se battent, ils se soutiennent ou se défient, difficile à dire. S’empoigner ou se porter, c’est si proche. Parfois l’homme gît à terre, continuant de lutter mais finalement seul.
Le sol est la scène sur laquelle il faut apparaître chaque jour. Les alentours nus sont faits de nuances de lumières, la texture de la solitude. Le Bardo n’est peut-être que notre for intérieur, où se jouent nos violences, nos combats imaginaires. Bien qu’irréels, ces combats-danses nous occupent, nous tenaillent. Sans coups portés ni reçus sauf à soi-même, ce sont bien des luttes, des corps à corps mentaux, entre l’impératif de vivre en société, le terrible respect de nos servitudes, et notre insurmontable besoin de liberté, d’expression, d’autonomie. Deux facettes du même homme se battant dans la pénombre.
Patrick Vandecasteele et Cécile Reyboz